Avec la saison des assemblées générales, l’épineuse et sulfureuse question des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises françaises a fait son grand retour sur le devant de la scène médiatico-politique. Et pour cause !
En France, comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, une poignée de dirigeants sans foi ni loi, arrogants, inconséquents et méprisants continuent de se croire tout permis. Ils sont pour certains, comme Carlos Ghosn (Renault) et Carlos Tavares (Peugeot), certes méritants. Et, leur rôle dans le redressement ou la bonne marche de l’entreprise dont la destinée leur a été confiée est, à n’en pas douter, déterminant.
Pour autant est-ce une raison suffisante pour considérer que tout leur est, de fait, forcément dû ? A commencer par des niveaux de revenus fixes et variables ou des augmentations de leurs rémunérations exorbitants, que la décence interdit et la morale réprouve. Des montants et des ordres de grandeurs qui défient les lois de gravité de la bonne gouvernance et de la saine gestion d’une entreprise. Des sommes propres à donner le vertige à leurs pairs, des nausées à leurs salariés, à écœurer leurs actionnaires, indigner les politiques et l’opinion publique, et à révolter les laissés-pour-compte de nos sociétés déroutées et fragilisées par les grands désordres économiques permanents et les profonds chamboulements induits par la révolution numérique.
La réponse est bien évidemment non ! D’abord parce qu’économiquement, les rémunérations en question ou leur évolution d’une année sur l’autre, sont disproportionnées, démesurées, exubérantes et irrationnelles. Ensuite parce que la déferlante politico-médiatique qu’elles déclenchent est malsaine pour les entreprises qui, avec elles, se retrouvent au centre d’une polémique ravageuse et destructrice pour leur image. Et le déballage qui accompagne cette déferlante conduit à la diabolisation de la délicate question des rémunérations et du débat qui l’entoure. Elle ouvre grand la porte aux amalgames en tout genre, déclenche une stigmatisation, voire jette l’opprobre sur presque tous les dirigeants du CAC 40.
Il est donc grand temps de renforcer les garde-fous et d’en actionner de supplémentaires, réellement efficients. Le Say on Pay, le vote consultatif mis en place depuis deux ans, ne suffit malheureusement pas à imposer à des dirigeants inconséquents de faire dans la mesure et preuve de raison, en s’auto-disciplinant. Les comités des rémunérations mis en place dans l’arsenal de bonne gouvernance des grandes entreprises, n’ont pas davantage pris la vraie mesure de leur responsabilité et ne jouent pas le rôle de modérateur et de garant des bonnes pratiques que l’on était en droit d’attendre d’eux. Pis, les dirigeants sans vergogne comme les deux Carlos (Ghosn et Tavares) trouvent, grâce à eux, arguments pour se dédouaner, sinon pour tenter de légitimer un processus de fixation, en tout état de cause conforme aux règles et code de bonne conduite de la gouvernance en vigueur dans le monde de la grande entreprise.
La balle est donc dans le camp de l’Afep-Medef ou du politique. L‘idéal serait bien évidemment de ne pas laisser la main à ce dernier, toujours prompt à légiférer grossièrement et sans nuance au risque de ternir davantage encore l’image de l’entreprise France en terme d’attractivité. Mais la probabilité que l’Afep-Medef, avec l’aide, indispensable, du Haut Comité de Gouvernement d’entreprise, prenne son courage à deux mains et renverse la table pour la mise en place sans tarder d’un système contraignant et normatif, est faible. Alors si rien ne bouge, il reste à appeler de nos vœux que, comme le fonds activiste TCI, les actionnaires institutionnels toutes catégories confondues, et avec eux les actionnaires individuels, fassent corps et entendre clairement et massivement leurs voix, jusqu’à sanctionner, le moment venu par un vote de rejet, tous les membres de conseils d’administration coupables de laxisme et de laisser faire sur le sujet. Ou sinon, comme le fonds souverain norvégien l’a fait savoir et mis en pratique, que ces mêmes investisseurs black listent purement et simplement les entreprises dont les dirigeants continuent en mai, au moment de leur AG, de faire ce qu’il leur plaît, en se moquant éperdument aujourd’hui du Say on Pay.
Ainsi, pour les boursiers, le célèbre et vieil adage qui prévaut à cette époque-ci de l’année, «sell in may and go away…» n’aura plus lieu d’inviter à un «buy back on the Derby day» mais commandera plutôt, en pareille circonstance, un «never buy back», sans le moindre état d’âme.
Bruno Segré brunosegre@bscs.fr